In memoriam… Philippe Rahmy
« La douleur accomplit sa mue, elle
termine par le Verbe.
Séparé de mes dernières paroles
un rien demeure, glisse ma main sur
sa racine terrestre, adieu. »
Philippe Rahmy, Mouvement par la fin, Cheyne, 2005
Toute la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature, sa présidente, ses collaborateurs et résidents témoignent de leur profonde tristesse devant le décès de Philippe Rahmy, survenu à Lausanne le 1er octobre 2017.
Ils témoignent également de leur gratitude pour les moments intenses, joyeux et lumineux, partagés depuis le mois de juin avec un écrivain de haut talent et, au-delà, avec une personnalité unique dans sa généreuse façon d’être au monde et d’être aux autres. Esprit inlassablement curieux, créateur de liens, agrégateur d’élans, organisateur de petits bonheurs, dévoreur résolu de chaque instant de vie, il était un phare de la résidence d’écrivains.
Ils témoignent encore de leur reconnaissance à son épouse, Tanja Weber-Rahmy, merveilleuse cocréatrice de ces moments d’exception.
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D’un père franco-égyptien et d’une mère allemande, Philippe Rahmy est né à Genève en 1965, atteint de la maladie des os de verre. Après des études de philosophie et d’égyptologie, il vient à l’écriture avec deux recueils de poésie Mouvement par la fin (Cheyne, 2005) et Demeure le corps (Cheyne, 2007), explorant le corps douloureux dans un rapport vital aux mots. En dépit de la maladie, le voyage lui ouvre d’autres portes d’écriture : récit de son périple à Shanghai, Béton armé (La Table Ronde, 2013) est couronné de plusieurs prix littéraires et élu meilleur livre de voyage de l’année par le magazine Lire. Philippe Rahmy publie ensuite un roman, Allegra (La Table Ronde, 2016), distingué par les prestigieux Prix Rambert et Prix suisse de littérature. Son dernier ouvrage Monarques (La Table Ronde, 2017), empruntant son titre aux papillons diurnes migrateurs, aborde les rivages des origines, de l’identité et de la mémoire en croisant les destinées familiales et politiques : celle de son père, celle des grands-parents paternels égyptiens, la sienne et celle du personnage historique d’Herschel Grynszpan – jeune Juif polonais qui assassina en 1938 un attaché de l’Ambassade allemande à Paris, servant de prétexte aux Nazis pour leur premier pogrom, la nuit de Cristal. Du maillage des vies éparpillées émerge une réflexion scintillante sur la fraternité et la miséricorde.
Philippe Rahmy expérimentait également de multiples modes d’écriture, comme dans le projet collaboratif La Ville abandonnée, inventaire de lieux en disparition. En résidence à la Fondation Jan Michalski, il travaillait sur son projet Pardon pour l’Amérique.
Ses livres demeureront des balises éclairant l’humanité d’un jour poétique. Et la belle âme qu’il était demeurera bien vivante aux cœurs de celles et ceux qui l’ont connu, le temps d’une rencontre, le temps d’une lecture, de tout temps…
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In memoriam, suivent quelques mots des écrivains qui furent les compagnons de résidence de Philippe Rahmy.
de Perrine Le Querrec
Paris, le 2 octobre 2017,
Cher Philippe,
Je t’écris comme lorsqu’au mois d’août nous échangions des signes, de cabane à cabane : Cher voisin, Chère voisine, pour prendre des nouvelles, de nous, de nos écritures, nos fragilités, nos forces.
Ce dialogue avec toi comme il était fort, comme il était important.
Il y a eu cette journée, commencée au matin avec le plan de mon livre, impossible à plier, impossible à construire, et moi qui pars pleurer dans le champ et soudain toi qui arrives, sur cette terre accidentée, pour me prendre dans tes bras et échanger nos larmes. L’écriture nous en connaissions toutes les falaises, en quelques mots tu m’as redressée, nous sommes repartis à l’assaut, c’était l’après-midi déjà, toi, Alexandre et moi, allongés sur le sol de la salle du jury, le grand plan devant nous, et tous les trois, gommant, calculant, riant, réfléchissant, tous les trois nous avons vaincu cet impossible, notre joie alors, le plan parfaitement plié, ce moment tu sais jamais je ne l’oublierai.
Tu t’es rassis dans ton fauteuil, le plan nous l’avons déployé sur la grande table, et chacun à tour de rôle nous avons lu des passages de La Construction. Ta voix tu sais, jamais je ne l’oublierai.
Quelle chance j’ai eu. Te rencontrer, vivre auprès de Tanja et toi, entendre vos vies, votre amour, aller avec toi au plus intime de l’acte d’écrire, partager les paysages, les horizons, les projets, les émotions.
Philippe tu sais, jamais je ne t’oublierai.
Perrine, ta voisine
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de Kristen Cosby
Driving with Philippe:
We raced trains and mooed at tranquil cows and chastised giant rabbits that dashed through the headlights. And we howled Viking curses when swimming in the cold morning lake and consumed wine and cheese like there might be a shortage tomorrow.
If I can name a singular person who taught me to seek the pleasure of living and savour all its riches, it is Philippe.
What joy that we were able to share such hours.
What loss that we cannot share more journeys with him on this earth.
Kristen
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de Pierre Cendors
Mon cher Philippe,
Ce soir étendu dans le noir, dans ma main celle de mon enfant qui tarde à s’endormir, je veille, je pense, et me souviens. Tu es à Shanghai, un matin, en fauteuil roulant, tu observes la rue, immobile, devant ta résidence quand, sans crier gare, un passant saisit ton fauteuil et te promène sur le trottoir. Tu paniques, tu t’agites, te voilà en plein trafic, noyé dans la foule, avalé par la ville, ton visage pâle, les mots anglais que tu cries, avant de comprendre, c’est la Chine, tout va bien, c’est la Chine, tu ne risques rien, c’est la Chine qui t’emmène en balade. Tu exultes. Les jours suivants, te revoilà à ton poste, en fauteuil devant la résidence, prêt à t’abandonner au Tao des rencontres, à la vertu de l’inconnu, à la Voie du don. En me racontant cette histoire, tu exultes. Ta malice aussi vive que ton intelligence. Ma peine, ce soir, aussi vive que la grâce de t’avoir connu. Une autre passante t’a emporté, ce dimanche, ton fauteuil est vide, la rue de notre amitié est silencieuse, mais où que tu sois, je te salue avec tes mots, ceux de ton dernier message: je t’espère en pleine forme, dans l’élan et je t’embrasse.
Pierre Cendors
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de Tess Lewis
Réunis sous le ciel de la littérature : Philippe Rahmy
Quand je vois un monarque, je penserai désormais, sans faute, à Philippe Rahmy. La légèreté et la grâce se joignaient dans son esprit avec une noblesse instinctive. Philippe connaissait parfaitement la « violence dont la littérature est à la fois l’antidote, ou, du moins, la proposition contraire, mais aussi la forme accomplie », ainsi qu’il l’évoque dans ses remerciements pour le Prix suisse de littérature reçu cette année. Usant de toutes ses armes littéraires, il a dévoué ses dernières année avec un enthousiasme infatigable « à ce pivot de violence » pour raconter les histoires des travailleurs des champs sans papiers dans le sud des USA, hommes, femmes et enfant sans voix, soumis à la violence physique et psychique, jour après jour, pendant des années sans fin prévisible.
« Nous pouvons nous anesthésier dans la littérature ou faire un pas de plus dans l’inconnu », a-t-il écrit. Et pour son « temps en sursis », Philippe a choisi de se diriger vers l’inconnu avec de la joie à partager sans contrainte. Sa joie de vivre et sa générosité le précédaient de loin. Des mois avant notre arrivée en résidence à la Fondation Jan Michalski, Philippe a écrit aux autres résidents, afin de nous souhaiter la bienvenue. Et son accueil avec sa chère Tanja sur place était des plus chaleureux.
« Réunis sous le ciel de la littérature, [nous] sommes silence et retournerons au silence », a-t-il aussi écrit. Oui, Philippe, nous sommes toujours réunis sous le ciel de la littérature, mais non, tu n’es pas retourné au silence, pas tout à fait. Tes paroles, tes gestes, ton amitié continueront à résonner fort dans tes livres et dans les innombrables vies que tu as touchées.
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du collectif Caractères mobiles
Au mois d’août, à l’époque où, avec Caractères mobiles, nous écrivions pour les habitants du village de Montricher, Philippe nous avait passé commande d’un texte : « Une lettre pour un homme incarcéré à tort et libéré après avoir passé trente ans dans le couloir de la mort ». C’est au lendemain de sa mort que j’ai écrit ce texte qui répond à sa demande :
Je m’en vais, je m’échappe, je suis libéré. Je longe un couloir du labyrinthe carcéral, escorté par un gardien dont le trousseau de clés cliquète. À intervalles réguliers, je croise un semblable. De sa mâchoire crispée s’échappent invariablement les mêmes mots : Salut, bonne chance. Puis, dans mon dos, une ultime phrase qui vient chatouiller ma nuque : Tu penseras de temps en temps à nous dehors, hein ! Le gardien m’empêche de me retourner. De toute façon, je préfère ne pas voir les éclairs qui jaillissent des yeux de mes semblables. Mon départ leur fait mal, je connais ce mal, je l’ai partagé avec eux, quand un autre avant moi s’en allait, s’échappait.
La procédure est terminée. Plaidoiries, réquisitoires, témoignages, expertises et verdicts : un fleuve de mots a traversé mes années passées en captivité dans le labyrinthe. Les phrases se sont succédées, complétées, entrechoquées. Je les ai attendues, parfois avec fièvre, parfois avec indifférence. On m’a dit coupable, on m’a dit innocent. Et pendant ce temps, je consacrais toute mon énergie à ne pas sombrer, je me contorsionnais chaque jour un peu plus pour maintenir ma vérité à la surface de l’eau. Jusqu’à ce que tombent ces deux derniers mots : acquitté, libéré.
Encore quelques mètres à parcourir. Le gardien guide mon pas en pressant sa main dans le creux de mon coude, il est mon cavalier qui sous mes yeux ébahis dénoue un à un les nœuds du labyrinthe. Bientôt il me jettera dehors, je quitterai la danse. Il n’y aura plus ni semblables ni clés qui cliquètent, il n’y aura plus ni entraves ni souffrances, seulement une légère rougeur au creux de mon coude. Je m’en vais, je m’échappe, je suis libéré.
Commande traitée le 2 octobre 2017 à Lausanne par Benjamin Pécoud de Caractères mobiles
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de Taran Khan
Dear Philippe,
Your memory comes entwined with the warm breeze of long summer evenings, carrying sunsets, carrying a sky lit with colour and silent drama. It comes riding on thunderstorms, lightning over water. And your email: « Dear Taran, I believe you ordered a storm? »
It comes with the laughter we shared, and with the knowledge that you who were intimate with pain chose to share joy.
I translate the grief of your absence to the lightness of your smile. Into your memory I weave the different shades of meaning that come with my salutation to you: Philippe, dost e azeez. Beloved friend, precious, close to the heart.